Les
nouvelles méthodes de management se prétendent au service de
l’épanouissement des salariés, de leur « savoir être » et de la «
réalisation de soi » en entreprise. Danièle Linhart, spécialiste de
l’évolution du travail et de l’emploi, démonte ces impostures et montre
comment le management moderne s’inscrit dans la lignée du travail à la
chaîne théorisé par Taylor et Ford pour toujours mieux asservir les
salariés. Objectif : déposséder les travailleurs de leurs savoirs et de
toute forme de pouvoir dans l’entreprise. « Le patronat ne veut surtout
pas que la contestation massive qui s’est exprimée en 1968 ne se
reproduise », explique-t-elle. Entretien.
L’histoire
du travail salarié est celle, dites-vous, d’une dé-professionnalisation
systématique des travailleurs. Taylor a initié cette dynamique avec son
« organisation scientifique du travail » au XIXe siècle qui, loin
d’être neutre, visait à contrôler les ouvriers. Comment cette
dé-professionnalisation a-t-elle été imposée ?
Danièle
Linhart [1] : Taylor avait identifié le fait qu’au sein des
entreprises, le savoir, c’est aussi le pouvoir. Sa théorie : si on
laisse entièrement le savoir aux ouvriers dans les ateliers, alors les
employeurs sont privés du pouvoir. Ce qui, bien entendu, serait
dommageable à la profitabilité des entreprises. A l’époque, c’est à dire
à la fin du XIXe siècle, lorsqu’un capitaliste décide de monter une
entreprise, il possède l’argent, mais pas la connaissance ni les
savoir-faire. Pour produire, il fait donc appel à des ouvriers et des
compagnons qui organisent eux mêmes le travail.
La
grande invention organisationnelle de Taylor consiste à ce que la
direction puisse réunir – et s’approprier – l’ensemble des connaissances
détenues par les ouvriers, les classer, en faire la synthèse, puis en
tirer des règles, des process, des prescriptions, des feuilles de route.
Bref, in fine, à ce que la direction puisse dire aux ouvriers en quoi
consiste leur travail. Il s’agit d’un transfert des savoirs et du
pouvoir, des ateliers vers l’employeur, et d’une attaque en règle visant
la professionnalisation des métiers.
Quelles sont les conséquences de ce processus ?
Cette
réorganisation fait émerger de nouveaux professionnels, des ingénieurs
et des techniciens. Ceux-ci ont une masse de connaissances et
d’informations à gérer et à organiser, afin de mettre en place des
prescriptions de travail, à partir des connaissances scientifiques de
l’époque. On a donc pris l’habitude de présenter le taylorisme comme une
organisation « scientifique » du travail, sachant qu’à partir du moment
où la science décide, ce qui en ressort est nécessairement impartial et
neutre.
C’est évidemment faux : l’organisation
du travail proposée par Taylor, qui était consultant au service des
directions d’entreprises, est profondément idéologique. Elle a
systématiquement et sciemment dépossédé les ouvriers de ce qui fonde
leur force, leur identité, et leur pouvoir : le métier et ses
connaissances. L’objectif est d’installer une emprise sur les ouvriers,
de façon à ce qu’ils ne travaillent pas en fonction de leurs valeurs et
de leurs intérêts, mais en fonction de ce qui est bon pour les profits
de l’entreprise et l’enrichissement de leur employeur.
Il
semble pourtant décisif pour Taylor de faire apparaître cette
dépossession comme juste et honnête. Henry Ford, qui instaure le travail
à la chaîne quelques années plus tard, se présente lui aussi comme un
bienfaiteur de l’humanité. Quels arguments avancent-ils pour convaincre
l’opinion publique ?
Taylor a toujours prétendu
se situer du côté du bien commun : il affirme avoir permis une
augmentation de la productivité dont toute la nation américaine a
profité, alors même qu’il préconise de répartir les énormes gains de
productivité obtenus grâce à son organisation du travail de manière très
inégalitaire : 70 % pour l’entreprise – c’est à dire pour les
actionnaires – et 30 % pour les salariés. Il dit aussi avoir «
démocratisé » le travail, en l’éloignant des syndicats de métiers. Selon
lui, grâce aux prescriptions définies par la hiérarchie, n’importe quel
paysan pourrait désormais devenir ouvrier. Il assume totalement le fait
d’avoir dépossédé les ouvriers de leur travail. Et donc, d’une partie
de leur dignité.
Quelques années plus tard,
Ford se présente aussi comme un bienfaiteur de l’humanité, alors qu’il
propose un système technique et organisationnel encore plus
contraignant. Le travail à la chaîne, c’est un pas supplémentaire vers
l’asservissement. Les salariés sont non seulement tenus par des
prescriptions et feuilles de route produites par la direction et sur
lesquelles ils n’ont pas de prise. Ils sont désormais tenus par le
rythme – infernal – imposé par la chaîne. Ford disait : « Grâce à moi,
tout le monde pourra avoir sa voiture. Je participe à la cohésion
sociale, et c’est un progrès formidable. »
Pourtant, chez Ford, les ouvriers étaient exploités encore plus durement qu’au sein des autres usines...
Effectivement.
Le rythme y était tel qu’ils étaient très nombreux à jeter leurs outils
sur la chaîne, en assurant qu’il était impossible de travailler à de
telles cadences. En 1913, plus de 1300 personnes par jour doivent être
remplacées ! Le taux de rotation avoisine les 380 %, ce qui est trop
élevé pour assurer la production et tirer les profits escomptés. Pour
fixer les ouvriers, il décide alors d’augmenter les salaires, jusqu’à ce
qu’ils restent. Résultat : les paies sont multipliées par 2,5. Ce qui
est énorme pour l’époque, évidemment. Ford présente cette augmentation
de salaire, mise en place pour faire supporter des conditions
insupportables, comme un véritable progrès social. Il fait croire à un
scénario « win win », comme disent les managers aujourd’hui : tout le
monde serait gagnant, l’employeur comme les salariés.
Ford
pousse la logique d’exploitation plus loin que Taylor. Y compris à
l’extérieur de l’atelier. Il se préoccupe d’entretenir et de reproduire «
la force de travail » jusque dans la vie quotidienne des ouvriers.
Quelle forme cette stratégie prend-t-elle ?
Pour
tenir le coup lorsqu’ils travaillent à la chaîne, les ouvriers doivent
littéralement mener une vie d’ascète. Henry Ford créé un corps
d’inspecteurs chargés d’aller vérifier qu’ils se nourrissent bien,
qu’ils dorment correctement, qu’ils ne se dépensent pas inutilement,
qu’ils ont un appartement bien aéré... Ford, qui était végétarien,
propose même des menus à ses ouvriers. Il exerce une véritable intrusion
dans la vie privée, officiellement pour le bien des salariés.
On
retrouve le même discours dans le management du XXIe siècle, qui
prétend répondre aux aspirations les plus profondes des salariés : «
Vous allez être contents de travailler chez nous. Vous verrez, nous
allons vous faire grandir. » Il faut avoir du courage, être audacieux.
Entretenir son corps. Dans certains bureaux, on peut désormais
travailler sur ordinateur tout en marchant, grâce à des tapis roulant !
Les DRH parlent de bienveillance et de bonheur, comme Ford le faisait
avec ses inspecteurs. La volonté de prise en charge de la vie des
salariés perdure.
Comment se manifeste cette intrusion, dans l’entreprise du XXIe siècle ?
On
leur propose par exemple des massages, de la méditation, des activités
destinées à créer des relations avec leurs collègues. Certaines
entreprises distribuent des bracelets pour que les salariés puissent
comptabiliser leurs heures de sommeil. C’est très intrusif.
L’organisation moderne du travail est un perfectionnement des méthodes
de Taylor et de Ford : les directions s’occupent de tout, tandis que les
salariés s’engagent totalement pour leur entreprise, avec l’esprit «
libéré ».
Il s’agit toujours de faire croire
aux salariés que cela est réalisé l’est pour leur bien. La logique du
profit, la rationalité capitaliste deviennent l’opportunité pour les
salariés de faire l’expérience de leur dimension spécifiquement humaine.
D’ailleurs, les qualités qui leur sont demandées relèvent de dimensions
qui vont au delà du professionnel : il s’agit de l’aptitude au bonheur,
du besoin de se découvrir, de la capacité à faire confiance, à
mobiliser son intuition, son sens de l’adaptation, à faire preuve de
caractère, d’audace et de flexibilité…. La notion de « savoir être » est
d’ailleurs devenue l’un des axes forts de la nouvelle gestion des
salariés préconisée par le Medef.
La
dépossession professionnelle mise en place par Taylor plonge les
salariés dans un état de soumission et de dépendance hiérarchique inouï
pour l’époque, dites-vous. Le management contemporain impose-t-il la
même chose ?
Avec le taylorisme, les salariés
ne peuvent plus travailler sans les préconisations de leurs supérieurs,
comme les gammes opératoires, les délais alloués... On retrouve cela
dans le management actuel, bien entendu, puisque le travail reste défini
par les directions, assistées de cabinet de conseils qui élaborent des
procédures, des protocoles, des « bonnes pratiques », des méthodologies,
des process… Les salariés n’ont aucune prise sur cette définition. La
dictature du changement perpétuel accentue même cette dépendance. Dans
toutes les entreprises – que ce soit dans l’industrie ou dans les
services – on change régulièrement les logiciels, on recompose les
services et départements, on redéfinit les métiers , on organise des
déménagements, on externalise, puis on ré-internalise... Ce faisant on
rend les connaissances et l’expérience obsolètes. On arrive même à
transformer de bons professionnels en apprentis à vie ! Les gens sont
perdus.
Les salariés le disent d’ailleurs de
manière très explicite : « Je ne sais plus où je suis dans
l’organigramme. Je ne sais pas de qui je dépends. » Ils sont totalement
déstabilisés, se sentent en permanence sur le fil du rasoir et se
rabattent sur les procédures et les méthodes standard, comme sur une
bouée de sauvetage. Mais ces procédures et méthodes standard ne sont
définies et maîtrisées que par les directions… Les salariés se
retrouvent en proie à des doutes terribles. Ils se sentent impuissants,
incompétents. Ils sont obligés de mendier des aides techniques. Leur
image de soi est altérée. Ils ont peur de la faute, de faire courir des
risques à autrui. Ces méthodes les jettent dans une profond sentiment
d’insécurité.
Face à cette exigence du
changement permanent, les anciens apparaissent comme embarrassants. Vous
expliquez que leur expérience est disqualifiée et leur expertise
oubliée. Comment cette disqualification se met-elle en place ?
Il
faut éviter, quand on est manager, d’avoir des gens capables d’opposer
un autre point de vue en s’appuyant sur les connaissances issues d’un
métier ou de leur expérience. Si un salarié revendique des connaissances
et exige qu’on le laisse faire, c’est un cauchemar pour une direction.
Or, les seniors sont les gardiens de l’expérience, ils sont la mémoire
du passé. Ça ne colle pas avec l’obligation d’oublier et de changer sans
cesse. Il y a donc une véritable disqualification des anciens. On
véhicule l’idée qu’ils sont dépassés, et qu’il faut les remplacer.
Il
s’agit en fait de déposséder les salariés de leur légitimité à
contester et à vouloir peser sur leur travail, sa définition et son
organisation. L’attaque contre les comités d’hygiène, de sécurité et des
conditions de travail (CHSCT) se situe dans cette même idéologie de
dépossession. Ils constituaient en effet des lieux de constitution de
savoirs experts opposables au savoir des directions. Les seuls savoirs
experts qui doivent désormais « légitimement » exister sont ceux portés
par les équipes dirigeantes où se trouvent des gens issus des grandes
écoles, secondés par des cabinets de consulting internationaux.
La
destruction des collectifs de travail, et le développement de
l’individualisation dans la gestion des « ressources humaines »,
s’inscrivent-ils dans cette même ligne idéologique ?
Évidemment.
C’est particulièrement vrai en France où l’individualisation
systématique de la gestion des salariés a été enclenchée par le patronat
au milieu des années 1970, avec toujours cette excuse officielle de la
prise en compte des aspirations profondes des salariés et de leur besoin
d’autonomie. Cela s’est fait en réaction aux mobilisations de 1968. Il y
a eu du côté du patronat une peur très forte de la capacité de
contestation massive qui s’est exprimée en 1968, sous la forme de trois
semaines de grève générale avec une occupation des usines. Ce moment a
été d’une violence inouï pour les chefs d’entreprise qui ne veulent
surtout pas que cela se reproduise.
Depuis,
tout a été mis en place pour individualiser la relation entre les
entreprises et les salariés, et la relation de chacun à son travail. On a
instauré des primes et des augmentations de salaire individualisées,
ainsi que des entretiens individuels qui mettent le salarié seul face à
son employeur pour définir des objectifs individuels – assiduité,
disponibilité, qualité de la coopération avec les autres, attention aux
ordres, implication, augmentation de la productivité, et j’en passe...
Il
y a une mise en concurrence systématique des salariés entre eux, qui
auront en retour tendance à se méfier des autres, considérés comme
responsables d’une situation générale défavorable. Sans le recours
possible aux autres, sans leur complicité et leur aide, voire en
concurrence avec eux, les salariés auront à affronter seuls les
pénibilités, la dureté de ce qui se joue au travail. Le travail n’est
plus une expérience socialisatrice, il devient une expérience solitaire.
L’équation « à travail égal salaire égal » est terminée. À des postes
semblables, on retrouve désormais des gens qui ont des formations
différentes, des statuts différents, des salaires différents. Il n’y a
plus cette logique collective reliée au fait que l’on subit les mêmes
conditions.
Vous ajoutez que, en mettant en
avant les « aspirations » profondes des salariés, qui iraient
supposément dans le même sens que les besoins de l’entreprise, on met de
côté l’enjeu politique que recèle le travail. En quoi cette mise de
côté, qui a commencé avec l’avènement du taylorisme, persiste-elle
aujourd’hui ?
Avec son organisation «
scientifique » du travail, Taylor prétendait éradiquer toute une partie
de la réalité, à savoir l’existence d’intérêts divergents entre salariés
et patrons, l’existence de rapports de force, et la nécessité pour les
ouvriers de disposer de contre-pouvoirs afin d’échapper à la domination
et de faire valoir leurs intérêts. « Mon but unique, disait-il, est d’en
finir avec la lutte stérile qui oppose patron et ouvriers, d’essayer
d’en faire des alliés. » On est dans la dictature du consensus.
En
France, à partir des années 1980, on s’est mis à parler de consensus
dans l’entreprise, avec l’idée de la « pacifier ». Il faut « créer une
communauté » et que tout le monde se sente solidaire, rame dans le même
sens. Il s’agit là d’une escroquerie idéologique, puisqu’il est évident
que les salariés ont des intérêts à défendre, qui divergent de ceux des
employeurs : la prise en compte de leur santé, la préservation de leur
temps de vie privée, le fait de travailler dans des conditions qui
correspondent à leurs valeurs et à leur éthique. Aujourd’hui, on tente
d’effacer l’idée même du conflit. Toute idée de controverse, de
contradiction, d’ambivalence est désormais disqualifiée. Il s’agit, là
encore, de discréditer l’idée même de contestation et d’opposition,
voire de la supprimer.
Les nouvelles méthodes
de management qui se déversent dans les entreprises ne se fondent pas
sur une logique innovante, mais sur une application stricte et exacerbée
du taylorisme. Chacun doit faire usage de lui-même selon des
prescriptions édictées par les directions. Le « lean management »
[littéralement gestion « maigre », souvent traduit par gestion « au plus
juste », ndlr], qui sévit de l’hôpital aux usines, a cette ambition :
faire toujours mieux avec moins en utilisant des procédures et des
protocoles pensés en dehors de la réalité du travail. On demande un
engagement personnel maximal, avec la menace permanente de l’évaluation,
dans un contexte où la peur du chômage pèse lourd. Tout cela crée
beaucoup de souffrances. Qui persistent durant la vie hors travail,
entravant le repos, la détente, les loisirs, en occupant sans cesse
l’esprit.
Cet « enfer », dites vous, est très difficile à critiquer, notamment à cause de la théorie du changement incessant, pourquoi ?
Dans
le management moderne, la critique est par définition archaïque. On
vous oppose le fait que vous ne comprenez pas, que tout change sans
cesse. Les gens qui n’adhèrent pas sont considérés comme étant dépassés.
Ou bien comme des lâches qui n’acceptent pas de se remettre en
question, de prendre des risques. D’ailleurs, le modèle militaire est
très inspirant pour les managers. Des hauts gradés sont régulièrement
invités dans leurs colloques et formations.
Mais
l’archaïsme aujourd’hui, à mon sens, réside au contraire dans le modèle
de subordination du salariat. Les citoyens ont une ouverture d’esprit,
des compétences et un niveau d’information qui se sont démultipliés ces
dernières années. Pourtant, aujourd’hui comme hier, dès que vous mettez
les pieds dans l’entreprise, vous devenez assujetti d’office à la
direction. Les syndicats ne semblent pas vouloir se risquer à remettre
en question ce rapport de subordination, parce qu’ils ont intériorisé
l’idée que c’est lui qui oblige les employeurs à respecter les droits,
les protections et les garanties arrachés au cours des luttes. Mais,
devrait-on objecter, si les salariés ont des droits c’est parce qu’ils
travaillent, et que cela présente des risques. Il y a là une
déconstruction à faire : il ne s’agit pas de remettre en cause le
salariat, bien au contraire, mais d’exiger des droits et protections
plus forts encore tout en revendiquant la suppression du lien de
subordination qui est une entrave insupportable et injustifiée, qui
étouffe la qualité, l’efficacité et la créativité du travail.
« Les méthodes de management centrées sur le ’savoir être’ des salariés ne sont qu’une application exacerbée du taylorisme »